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Farid RUSSLAN

Vous avez dit classique ?

Est-il possible d'imiter de très près un orchestre symphonique en n'utilisant que des synthétiseurs, en home studio qui plus est ? Farid Russlan, musicien français spécialisé dans le travail à l'image, répond par l'affirmative à cette délicate question. Explications. Franck Ernould

Ceux d'entre vous qui sont allés récemment au dôme Imax de La Villette ont pu y voir un film intitulé "Réunion Magique", illustré par une musique orchestrale ample et fouillée, d'une grande diversité de timbres et de climats. Pourtant, aucun musicien d'orchestre n'a jamais interprété cette musique, pour la bonne raison qu'elle a été entièrement jouée sur divers synthétiseurs et samplers. Son compositeur s'appelle Farid Russlan, il habite un petit studio au c ur de Paris, et il a composé, joué, enregistré et mixé la musique du film dans ses 30 mètres carrés, avec un matériel tout à fait "ordinaire". Comme quoi de bonnes idées, une grande persévérance et une connaissance intime de son matériel peuvent compenser les conditions matérielles les moins favorables...

Présentations

Farid est né dans une famille de mélomanes. Il arrive à Paris voici 10 ans, et travaille comme ingénieur du son au Studio d'Auteuil. Parallèlement, il monte un studio pour l'INRA (Institut National de Recherche Agronomique), afin d'y enregistrer la musique des documentaires que l'Institut produit, et y reste trois ans. Au fil des musiques de téléfilms, de CD-ROM, d'institutionnels et de ballets qu'il est amené à réaliser ensuite, Farid perfectionne sa technique et les ingrédients sonores de ses compositions, sur du matériel qu'il est contraint d'emprunter le plus souvent. Il imite de plus en plus précisément le son d'un orchestre symphonique au grand complet, avec ses pupitres de cordes, cuivres, bois, percussions... Il faut dire que déjà enfant, Farid était fasciné par les musiques des grands films hollywoodiens qu'il voyait : ceci explique cela. Il enregistre d'ailleurs rapidement trois CD dans la collection "Les plus grands thèmes du cinéma", publiés par Silva Screen, ainsi qu'une compilation pour le Festival du Film Fantastique d'Avoriaz 1993. Il signe entretemps un contrat d'édition chez Sony Music Publishing, en 1992, acquiert son équipement actuel, et se met au travail. Résutat : il a pris cette année ses premières vacances depuis trois ans ! Sa toute dernière uvre est la musique d'un film régulièrement projeté à la Géode, en diffusion multicanaux : "Réunion magique", qui accompagne de splendides images de nature reproduites sur écran hémisphérique géant. Le moins qu'on puisse dire est qu'on ne sent aucun côté synthétique, on jurerait que c'est un "vrai" orchestre qui joue !

Quelques bribes de secrets

Le secret de cette alchimie provient de plusieurs aspects simultanément. La matière sonore de départ, bien sûr. Farid travaille beaucoup avec les sons de la banque de CD-ROM signée Miroslav Vitous, qu'il a jugée inutilisable telle quelle, et donc largement retouchée : "Malgré son renom et son prix, j'ai été très déçu par les sons de cette collection orchestrale. Ils étaient parfois faux d'une octave sur l'autre, et les timbres n'étaient pas toujours fidèles. Par conséquent, j'ai dû tout retravailler note par note, les attaques, les tessitures, les enveloppes, modifier les filtres...". Une tâche déjà familière : quelques années avant l'apparition de ces CD-ROM, Farid avait déjà dû réaliser la même opération de personnalisation sonore sur les programmes de son premier E-mu ! Quant à l'image stéréo si particulière d'un orchestre symphonique (premiers et seconds violons à gauche altos au centre, violoncelles et contrebasses à droite, cuivres dans le fond à droite, bois à gauche, percussions à gauche, etc...), il l'a recréée en panoramiquant chacun de ses échantillons mono à sa place... Le tout est homogénéisé d'une réverbération discrète.
Même en partant d'une pâte sonore de bonne qualité, le naturel d'une restitution orchestrale est inséparable d'une certaine forme d'écriture. Des positions d'accords qui viennent naturellement au clavier ne "sonneront" pas une fois appliquées à l'orchestre, parce que les notes ne peuvent être jouées simultanément par le pupitre de cordes, par exemple : problème de tessiture, de position, de technique de jeu pour les instrumentistes... Les étudiants de classe d'orchestre au Conservatoire apprennent d'ailleurs pendant de longues années les possibilités physiques de chaque instrument; afin d'écrire pour eux à bon escient, sans forcément les pratiquer.

Des influences recommandables

Farid, lui, est autodidacte. C'est en écoutant les uvres des autres qu'il a appris "naturellement" l'écriture orchestrale (et aussi "repiqué" les B.O. qu'il a interprétées dans les compilations évoquées plus haut). Parmi ses maîtres à penser : John Williams, mais aussi Bernard Herrmann, et des compositeurs symphoniques russes, Chostakovitch, Prokofiev, le Groupe des Cinq (particulièrement Rimsky-Korsakov)... Sa musique fluide, aux amples accords, se prête particulièrement à des mouvements modérés et majestueux, qui n'excluent pas le cas échéant des passages plus tourmentés. Il aime raconter que lors d'un mixage à Abbey Road, une violoniste du London Symphony Orchestra, passant la tête en cabine, demanda quel était l'orchestre qui jouait ! Pourtant, il est le premier à reconnaître qu'il ne peut tout faire avec des synthés, si bien programmés soient-ils. "Un vrai musicien est inimitable. Ce que je fais donne une bonne illusion, mais ne fonctionne que dans certaines limites : j'adapte en quelque sorte ma façon de composer à mes outils. Mon but n'est pas du tout de remplacer les "vrais" musiciens. Ma configuration n'est, en quelque sorte, qu'un pis-aller... C'est un peu par frustration que j'ai développé ce système : à une exception près, les clients n'ai jamais l'argent nécessaire pour convoquer un orchestre symphonique complet".
Même si cette modestie l'honore, le rêve de Farid était bien sûr de diriger un "vrai" orchestre. Il l'a réalisé en 1990, à l'occasion d'un film d'entreprise de prestige commandé par Bouygues. Il lui a alors fallu retranscrire ce qu'il avait "maquetté" chez lui, recopier les parties une à une, afin d'enregistrer le vrai orchestre au Palais des Congrès. Le résultat sonore, selon Farid, était incomparable. "Les cordes étaient plus précises en vrai, la patte de l'instrumentiste reste inimitable, même si j'ai développé mes propres trucs pour rendre des mouvements d'archet crédibles, par exemple. Beaucoup de gens ont plus de matériel que moi, sans arriver pour autant au même résultat : question de patience, sans doute. Il ne faut pas hésiter à revenir en arrière, défaire, refaire, réécouter, essayer autre chose pendant des heures... En retour, il est très gratifiant de "remplir l'image" Imax de la Géode, la plus grande du monde, avec des machines, sans que le résultat fasse bon marché, de se mesurer avec un James Horner, en imposant un climat symphonique, une couleur d'orchestre crédible, qui leurre l'oreille.

Le coin "technique"

Farid travaille à l'image sur son VHS domestique, dont il renvoie le timecode au Midex qui pilote l'ordinateur. Dans le cas de "Réunion magique", il a disposé d'un montage presque définitif du film, qui dure environ 35 minutes. Cette B.O. représente environ un mois de travail, à raison de 18 heures par jour, il n'est pas rare de consacrer trois ou quatre jours à une séquence compliquée . Il faut, dans l'ordre : préparer et programmer les sons, composer et enregistrer piste par piste, éditer, ajouter les effets, mixer... "J'adopte le plus souvent une approche thématique : des motifs qui reviennent, orchestrés différemment, dans plusieurs séquences au cours du film. Je compose directement à l'image, sans passer par le papier : je me rends compte immédiatement si ce que je fais au clavier "passe" ou non. J'enregistre une piste, puis l'autre, et j'obtiens l'orchestre ainsi. Je peux commencer par des cordes, des percussions, une ligne mélodique de harpe... aucune règle ! Le click de l'Atari me donne un repère temporel, mais je ne quantise jamais les notes jouées, afin de préserver un côté vivant. Par la suite, je mixe dans Cubase, en retouchant les vélocités si besoin est. Toutes les machines sortent en stéréo et arrivent à niveau fixe dans la Mackie CR1604.
Autre particularité : Farid préfère mixer... sur les haut-parleurs incorporés de son téléviseur Sony ! "J'en ai pris l'habitude, et je sais que si c'est beau là-dessus, alors ce sera beau n'importe où ailleurs !", précise-t-il. "Je n'ai jamais eu de mauvaises surprises, mais toujours des bonnes, découvrant en studio professionnel des informations supplémentaires que je ne soupçonnais même pas : graves superbes, grain sur certains instruments, etc. Je ne passe sur mes grosses écoutes qu'à la toute fin, pour me faire plaisir, et me replacer dans des conditions d'écoute "cinéma". L'immeuble possède des murs assez épais, mon propriétaire, qui habite à côté, n'a jamais rien entendu de ce que je fais... Je peux même travailler la nuit, sans casque. Mes musiques sortent d'ici sur une DAT ou, dans le cas du film pour la Géode, sur une cassette ADAT, où mes éléments sonores étaient répartis sur 6 pistes audio, afin de pouvoir spatialiser certains sons indépendamment lors de la diffusion en salle".
Pour le moment, aucun CD original signé Russlan n'est disponible dans les bacs. Sony a publié un CD de promo, qui reçoit un accueil si favorable auprès des professionnels qu'un second est prévu ! Nous ne manquerons pas de vous tenir au courant des sorties commerciales éventuelles. Dans le domaine des reprises, les compilations citées plus haut sont normalement toujours disponibles (certaines sont mixées sur le CD au format Dolby Surround)... Avis aux amateurs !

RELATIONS AVEC LES REALISATEURS

Certains arrivent avec des musiques maquettes, ayant monté leur film en fonction d'une musique qu'ils avaient déjà en tête et désirant retrouver un tempo, un rythme, une couleur... D'autres laissent Farid seul maître à bord. Les uns comme les autres lui rendent visite de temps et temps et viennent visionner quelques séquences, demandent de mettre tel instrument en avant, tel autre en arrière, voire d'en ajouter un. C'est alors un réel échange qui s'instaure. Souvent, de petites modifications de montage interviennent alors que la musique est déjà composée. Farid se sert alors de la Mastertrack de Cubase pour ralentir légèrement le tempo, par exemple, en certains endroits, et rattraper les images qui lui manquent, quitte à rajouter une mesure quelque part s'il en manque vraiment trop. C'est là un autre avantage incontestable du travail sur les machines par rapport à un enregistrement de "vrai" orchestre, surtout si celui-ci, par économie, s'est effectué à Prague ! Le timestretching et autres manipulations numériques du signal passent souvent difficilement sur une modulation aussi exigeante qu'un son d'orchestre.

MATOS

Ordinateur :

Atari 1040 STF, boîte de synchro SMPTE Midex, Cubase 3.01, lecteur CD-ROM,

Claviers :

Korg 01/W Pro, Proteus 2; Korg SR WaveStation, 3 x E-mu 3XP 64 Mo, Quasimidi Technox
Sauvegarde des sons sur DON Sony 128 Mo

Magnétophone :

Alesis ADAT + DAT Sony

Effets :

Alesis Quadraverb, Roland SRV-330, Behringer Ultrafex 2, Edison, Composer, processeur Dolby Surround

Console :

Mackie CR1604

Ecoutes :

stéréo = JBL, bass booster Sony, enceinte centrale Jamo, surround Pioneer - ampli Sony

Image :

VHS hifi stéréo et moniteur Sony

Merci à Jean-Christophe Bourgeois, de Sony Publishing.

Article paru dans Home Studio Magazine 5